samedi 2 novembre 2013

Le noeud gordien

Ci-dessous, la dernière page du cinquième chapitre du livre Camus et le terrorisme.


          La liberté est à portée de main, elle ne semble pas le tenter. Au petit matin, les deux hommes quittent le logis. L’enseignant se munit d’un sac de provisions qu’il remet à son hôte. Il le conduit ensuite sur un plateau enneigé. Là, il lui indique une alternative : le premier chemin conduit à la ville et à la prison. Les gendarmes l’y attendent. Le second chemin va au Sud, des nomades y séjournent. S’il les rejoint, ils lui donneront l’hospitalité qui est de règle chez eux. Il sera libre. Daru a le cœur serré en constatant que l’indigène choisit, le plus délibérément du monde, de se diriger vers la ville et la privation de liberté. Il rentre alors chez lui avec un sentiment d’échec. Lorsqu’il traverse la salle de classe de sa petite école, Daru constate qu’on s’y est introduit, en son absence. Au tableau noir, une main maladroite a tracé un message menaçant. « Tu as livré notre frère. Tu paieras. »[8]

          Le professeur Zaretsky ne manque pas de suggérer une comparaison entre Daru et Camus car bien que la nouvelle ait été conçue, et, écrite avant le conflit en Algérie, une certaine identification s’impose. Daru est en effet fort semblable au Camus de 1956 rejeté par les nationalistes algériens et vilipendé par les siens, durant l’épisode de la trêve civile. La dernière phrase de la nouvelle pourrait s’appliquer parfaitement à l’écrivain : « Dans ce vaste pays qu’il avait tant aimé, il était seul. »[9] L’écrivain comme Daru n’est pas parvenu à libérer ses compatriotes de la violence. Le critique américain explique ainsi le mutisme que s’impose alors Camus… « … son penchant à appeler les choses par leur nom le contraint finalement au silence. »[10]

          Car un frère humain est apparu avec le visage de ce prisonnier indigène. Comment ne pas voir en lui la figure de l’Algérie captive ? Mais captive aussi de sa propre violence. Zaretsky dira que l’anonymat de l’hôte, loin de le rendre inhumain, lui donne au contraire de la plénitude. Le personnage de la nouvelle n’est pas parvenu à en faire un homme libre, et, fruit d’un énorme malentendu, une menace catastrophique pèse même désormais sur lui. Il n’a pas de regret pour autant.

« Comme il nous fallait imaginer Sisyphe heureux », écrit Zaretsky « il nous faut imaginer Daru, sinon heureux, du moins en paix avec le choix qu’il fit. »[11] Camus aussi.



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[8] Pléiade. op. cit. p. 1621.
[9] Ibidem. p. 1621.
[10] R. Zaretsky, op. cit. p. 156 : “… his insistence on calling things by their name eventually forced him into silence.”
[11] Ibidem. p. 157. « … as we must imagine Sisyphus happy, so too we must imagine Daru, if not happy, at least at peace with the choice he has made. »

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